En période de confinement, quelles activités proposer aux élèves ? (1)

Les trois premières semaines de confinement nous ont amenés à nous poser la question du sens de notre travail d'enseignement. Etait-il vraiment possible de continuer à faire "comme avant" dans l'éloignement forcé auquel nous étions réduits ? Certainement non.
Devions-nous encore prendre la parole, écrire, réfléchir en publiant, au risque de produire une parole balbutiante, peut-être creuse, au risque de nous faire prophètes d’un monde nouveau qui pour l’instant n’a de réalité que fantasmée ? Ne vallait-il mieux pas nous réfugier dans le silence et essayer de percevoir au milieu de toutes les publications le début de l’idée qui ferait avancer notre réflexion ? La tentation était réelle… Pourtant il semblait utile, aussi, de tenter de lancer une réflexion, même imparfaite, sur ce que devenait notre rôle, et le sens de l'école en période de confinement.
On l'a dit, dans de nombreux foyers le temps de confinement est un temps douloureux : parce que les conditions de logement sont difficiles, parce que les relations familiales sont violentes, parce que certains parents mettent chaque jour leur vie en danger pour aller travailler quand d'autres sont près de leurs enfants, parce que certains élèves n'ont ni l'équipement ni l'encadrement nécéssaires pour travailler correctement et que la grande inégalité sociale et culturelle qui est la réalité des familles est, par se renvoi à la cellule familiale, mise en lumière. Loin de nous l’idée d'idéaliser ce temps d'enfermement dans les maisons ou les appartements. Les élèves les plus fragilisés par la situation sont bien sûr dans nos esprits. Pour autant, ne faut-il rien faire de ce temps "hors du temps" ? Je ne le pense pas. Je pense au contraire qu'il est de notre devoir d'enseignants d'accompagner les élèves à vivre un temps "en dehors" de la vie qu'ils ont connus jusque ici. Pourquoi ? Parce que sans prise en compte de ce qu'il se passe dans le quotidien des élèves, les enseignements ne seront vécus qu'en décalage total avec la réalité. Parce que notre posture d'enseignant ne peut qu'être constructive et positive. Sans croyance en l'avenir, pas d'éducation, pas de transmission. Or l'avenir des élèves se joue dès aujourd'hui, leurs systèmes de valeurs, leurs visions de la société, se construisent en ce moment-même, et nul doute qu'il se construiront aussi avec ce qu'ils vivent actuellement et avec la façon dont ils le vivent. En tant qu'enseignants, il nous est impossible de promettre aux élèves un avenir de douleurs et d'impuissance. La relation pédagogique est une promesse, promesse d'émancipation, de liberté et de pouvoir d'agir qui nous oblige à concevoir le temps perturbé d'aujourd'hui comme porteur de nouveaux apprentissages.
Dans le temps de réflexion qui nous est offert, et dont nous ne saurions le laisser passer sans en profiter pleinement, je propose de commencer à réfléchir à des pistes pédagogiques. Ce billet de blog vous présente deux premières : "Développer l'analyse de son quotidien" et "Apprendre à observer son environnement".
Les suivantes, si cette écriture perdure, pourraient être, dans le désordre (nous suivons en cela l'analyse d'Yves Citton) :
- travailler la question de la solidarité par la coopération
- concevoir et contruire l'égalité,
- documenter l'expérience de la sobriété
- notions auxquelles je rajouterais la formation à la participation (l'invention de collectifs d'apprentissage hors de la présence physique) et la perception des libertés individuelles et collectives.
Cette réflexion est une tentative pour proposer une pédagogie qui, tout en conservant les principes fondamentaux de l'école (égalité entre élèves, formation de la personne et du citoyen) s'adapte à la période que nous vivons. Une tentative d'appui sur l'expérience collective vécue pour construire des savoirs. J'espère que certaines de ces propositions se révèleront appropriables et déclinables dans différents contextes.
Le temps de l'arrêt
Le temps de confinement est un temps d’arrêt extraordinaire dans nos quotidiens.
Arrêtant l'école, il arrête aussi provisoirement la compétition entre élèves, les tensions liées à la maîtrise des esprits et des corps par les salles de classe, leur mobilier, les adultes qui travaillent dans l'institution scolaire, le manque de sommeil chez des adolescents déjà épuisés par leur croissance, la pression et les exigences constantes… L'arrêt de l'école, c'est aussi, en dépis de tous les problèmes qu'il pose, pour de nombreux élèves, un temps de respiration.
Le temps du confinement c’est le temps du silence dans l’activité humaine : avions qui ne passent plus au-dessus de nos têtes, voitures quasiment absentes des centres villes. L'agitation visuelle aussi a disparu : les rues sont vides, les commerces fermés. Nos élèves sont en totalité dans l'arrêt du mouvement.
La situation offre à tous ceux qui ont la chance de pouvoir se confiner, l’occasion d'observer l'environnement sous un angle ifférent. Ce temps a lieu au printemps : lieu spécifique de croissance de la nature, des fleurs et des feuillages. Bien sûr tous nos élèves n’ont pas un jardin ! Mais toutes les villes ont des arbres et tous ces arbres vivent. Qui peut dire qu’il n’a pas à l’occasion de cette situation exceptionnelle, à l'instar d’Hervé Gardette, redécouvert un autre visage de son environnement ? Ou comme le remarque la philosophe Vinciane Despret :
“Voilà que certains d’entre nous découvrent que nous n’étions pas seuls, que le monde n’était pas fait que d’humains : il n’est pas un jour sans que je reçoive un enregistrement de chants d’oiseaux ou que je voie partagés sur les réseaux sociaux des témoignages de la joie de leur présence.”
Et déjà un pincement au coeur nous vient à l’idée que ce regard nouveau que nous portons sur le monde pourrait disparaître après le confinement. Que pourrions-nous imaginer pour le faire perdurer ? Et au-delà même ne pourrions nous pas non seulement profiter de cette parenthèse en prenant conscience de la formidable puissance collective mise en oeuvre dans l'arrêt du monde. Comme l’écrit Hartmut Rosa :
“C’est une expérience collective d’auto-efficacité absolument incroyable : oui, nous pouvons contrôler, ou du moins arrêter, le monde ! Nous pouvons l’arrêter, nous pouvons le remettre en marche !”
Il doit y avoir quelque chose à inventer pour amener les élèves à ces prises de conscience, ou les y accompagner. Déjà des idées naissent ici ou là à reprendre, s'approprier, transformer…
Développer l'analyse de son quotidien
Nous pouvons demander aux élèves de rédiger des notes de confinement (écrits, dessins, recettes de cuisine, listes de films visionnées, de musiques écoutées, notes sur un youtubeur ou un influenceur, etc.), de façon à les inciter à prendre du recul sur leur vécu, leurs sentiments. Avec leur accord, ces carnets, ou des extraits de ces carnets peuvent être mis en partage pour faire résonner en collectif les expériences individuelles. Il est possible de croiser ces expériences de confinement avec celle d'écrivains comme Christelle Dabos auteure de “La passe miroir” interrogée par des lecteurs dans un live tchat du journal le Monde intitulé “En confinement, l’écriture peut être une soupape très bénéfique”. Enfin, les écritures individuelles peuvent être envoyées à la fondation Ipsen qui lance un projet d’édition “Ensemble, laissons une trace de notre lutte contre le coronavirus”.
Pour certains élèves, l'écriture est difficile. Aussi, nous pouvons envisager d’autres activités :
- leur demander un questionnaire anonyme sur leurs pratiques et usages du quotidien. Par la suite, nous recueillons l'ensemble des réponses et nous leur en envoyons la synthèse, par exemple sous la forme d'une infographie ou d'une animation. Cette synthèse leur permet de se situer par rapport à l'ensemble des élèves, par rapport à un collectif. Elle permet aussi d'ouvrir leurs pratiques en leur en montrant de nouvelles. C'est une méthode que nous utilisons déjà lorsque nous leur apprenons à cerner leur écosystème informationnel.
- leur proposer de choisir un mot qui qualifie pour eux le confinement. Ils écrivent ce mot sur un petit format de papier (par exemple 6cm sur 6cm) et le décorent de volutes, dessins et couleurs de leur choix. Ensuite avec un logiciel de retouche d’image, on colle ces productions les unes aux autres pour réaliser un grand poster avec toutes les mots de tous les participants.
- leur proposer de rédiger une ou plusieurs listes de confinement, au choix :
* liste des films et séries que j'ai vus pendant le confinement
* liste de mes chansons préférées du moment
* liste de mes youtubeurs préférés
* liste de mes plats préférés
* liste des livres que j'ai lus
* liste des réseaux sociaux que j'utilise
* liste des fleurs de mon jardin
* liste des légumes plantés au potager
* liste des choses que j'ai pu faire pour lesquelles je n'avais pas le temps avant
* liste des jeux de société auxquels j'ai joué
* liste des constructions légo que j'ai faites
* etc.
Ces listes peuvent être rédigées à la main ou à l’ordinateur, illustrées librement et signée d’un prénom ou d’un pseudonyme. Là encore elle feront l’objet d’une production collective sous la forme d’un mini livre qui sera donnée en partage à l’ensemble des élèves, y compris ceux qui n’aurons pas participé. Ils y trouveront à leur tour à la fois de quoi interroger leurs pratiques et de quoi enrichir leurs idées de quoi et cultiver leur curiosité.
Enfin, pour compléter la démarche et essayer de faire en sorte que ces écritures soient porteuses de projection pour l’avenir, on peut demander aux élèves d’écrire une lettre à eux-mêmes, à la personne qu’ils seront das un an, deux ans ou plus. Le site Dear Futur Me permet de rédiger ce type de courrier qui nous sera renvoyé à la date décidée. Ce type de démarche d’écriture permet peut être de sortir plus vite de l’immobilisant stupéfaction dans laquelle certains d’entre nous sont encore plongés...
Observer son environnement
On peut montrer aux élèves un aspect du confinement dont la presse s’est largement fait l’écho, le retrait de l’homme de son environnement ce qui permet d’observer alors ce qui reste et qui prend - ou pas - la place. Les photographies rares des grandes villes du monde vides et silencieuses sont saisissantes et plusieurs articles signalent des animaux qui osent s'aventurer dans des espaces qui leur étaient interdits, par exemple, des baleines dans les calanques de Marseille, un requin à Menton, des daims à Boissy saint Léger... Il est bien entendu qu’il n’y a pas là matière à glorifier un moment de retour de la nature, qui sera très certainement bref, mais ces images n’en demeurent moins fascinantes car elles permettent de déplacer le regard. C’est une occasion rare de percevoir que l’occupation humaine de l’espace terrestre peut être relativisée et d’interroger la place de l'activité humaine.
L'expérience du confinement se révèle alors l'occasion de garder trace des observations du nouvel environnement qui se dévoile sous nos yeux. Les activités de sciences participatives qui demandent d’observer la faune et la flore peuvent être mises à profit (pour ceux qui n’ont pas de jardin, il est possible d'observer arbre et oiseaux par la fenêtre ou lors d’une ballade en ville ou dans un parc). La récolte et l'observation peuvent être individuelles, comme le propose “Green is my happy color” en constituant un herbier de son jardin ce qui permet aussi d’apprendre à identifier les plantes sauvages souvent délaissées ou mêmes les essences d’arbres. On peut apprendre à distinguer les chants d'oiseaux avec des applications telles que Bird.net (et ainsi profiter de l’occasion pour exercer son oreille) ou de façon plus collective, participer au programme de comptage et d’observation d'oiseaux lancé par la LPO.
Un modèle d’observation de l’environnement domestique est Jamy Gourmaud, célèbre animateur de l’émission « C’est pas sorcier ». Avec le confinement, il a lancé sa chaîne Youtube sur laquelle il propose chaque jour une vidéo d’une minute sur un élément en lien avec son quotidien : un aspect de son jardin, une observation du ciel, une explication sur la date, une expression… Le travail de Jamy est très précieux, il est un modèle de générosité, de don de soi par la transmission gratuite du savoir. Il nous apprend à porter sur notre environnement un regard curieux, à le réenchanter en nous permettant d’en découvrir des richesses insoupçonnées. Il conclue toutes ses vidéos ainsi « N’oubliez pas, nous sommes confinés mais on reste en lien » : par cette leçon il nous montre que dans une humanité confinée, le partage savoirs est une possibilité de rester ensemble...
A nous, enseignants, de nous inspirer de cette philosophie pour imaginer encore d'autres moyens, par le partage de savoirs, de nous relier, malgré l'éloignement, en une même humanité...